Je poursuivrai ma chance jusqu’au fond de l’eau
Jules César
Dimanche 14 octobre 2012, premier étage de l’Hôtel de Ville de Schaerbeek, Bernard Clerfayt, debout sur une table au milieu des objectifs, laisse éclater sa joie. Les bras levés au ciel tel un champion, il crie victoire. Il a le visage de ceux qui sont beaucoup trop joyeux que pour être pudiques.
De la joie donc, mais pas seulement. Il y a dans son expression quelque chose qui a trait à de la fierté, voire à une forme d’orgueil, celle qui dit au monde: “je suis le meilleur, je vous l’avais dit” un peu comme un José Mourinho, dans la même posture, les bras levés et le regard rageur lors de la victoire de son équipe en finale de la Champions League deux ans auparavant.
Comment un économiste trentenaire à l’allure de technocrate a pu prendre la tête de l’une des plus importantes (et bouillonnantes) communes du pays, y régner durant près de 18 ans, et ce, en étant membre d’un parti dont le poids réel à Schaerbeek (c’est à dire sans les alliances de sections) n’a jamais dépassé 10 conseillers communaux (sur 47)?
L’adage suivant lequel “ce qui ne détruit pas rend plus fort” s’applique assurément à cet homme: son parcours, plus que celui de tout autre bourgmestre Bruxellois, est le fruit d’intenses luttes politiques et de combats électoraux plus qu’incertains. Dans l’itinéraire de Clerfayt il y a avant tout lieu de distinguer un avant et un après 2006. Un avant et un après Laurette Onkelinx.
Mais d’abord retour en 1984. Bernard Clerfayt, 24 ans, fraîchement diplômé en économie de l’UCL, devient assistant au sein du centre d’études économiques de la KUL. Il y restera deux ans. S’ensuit un stage éclaire au service d’études du FMI en 1986 à la suite duquel il rejoint comme assistant, puis enseignant, l’institut de recherches économiques et sociales de l’UCL.
Se destinant au départ à une carrière dans le monde académique, il sera vite rattrapé par sa passion pour la politique, une passion qui trouve son origine dans l’admiration qu’il voue à son père, grande figure de la défense des francophones de la périphérie. Il militera avec ferveur durant son adolescence, soutenant ce père qui lui procure alors tant de fierté, celle d’être le fils d’une figure emblématique, mais aussi fierté de contribuer aux desseins de la juste cause qu’il incarne.
Retour à Schaerbeek
En 1985, il quitte son kot dans le quartier de la rue de Linthout à Etterbeek pour s’installer 200 mètres plus loin. Il découvre quasi par hasard que sa nouvelle adresse est reprise sur Schaerbeek. Heureux hasard car lorsqu’il décide de militer dans la section FDF, c’est tout naturellement à celle de sa commune de résidence qu’il s’affilie. Il ne se doute pas encore que cette commune, dont il garde de vagues souvenirs (il y a vécu avec ses parents jusqu’à l’âge de sept ans) deviendra pour lui l’engagement d’une vie.
Il y rejoint un autre étudiant qu’il côtoie au cercle des étudiants FDF de Louvain-la-Neuve, un homme qui deviendra, grâce à son intelligence supérieure et sa connaissance intime des réalités de la commune, le pilier stratégique de nombre de ses succès: Michel De Herde.
Quelques mois avant les communales de 1988, les cinq conseillers communaux FDF encore fidèles au parti après l’exclusion de Roger Nols décident de rejoindre ce dernier sur sa liste N.O.L.S.
La section FDF doit donc, sur injonction du parti, composer une liste sans nolsistes. La section doit repartir de zéro avec de parfaits inconnus, tous nouveaux candidats. Monique Gallez, une attachée parlementaire, est choisie par la section pour mener la liste, suivie des jeunes militants Bernard Clerfayt et Michel De Herde.
Contre toute attente, la liste fait près de 10% des voix et arrive à placer quatre élus: Monique Gallez, Bernard Clerfayt, Michel De Herde ainsi qu’un pensionné, ancien professeur de dessin à l’Athénée Fernand Blum, Paul Poels. C’est bien plus que les deux sièges que leur prédisait Roger Nols.
Ce dernier leur proposera de rejoindre la majorité en échange d’un poste d’échevin, un poste que convoitera Monique Gallez. Hors de question pour les deux benjamins qui refusent tout accord avec Nols et préfèrent l’opposition. L’assemblée générale du FDF local, après un long débat, suit ses deux gamins et choisi l’opposition à 2/3 des voix. Clerfayt est désigné chef de groupe et le FDF est dans l’opposition. Sur le papier seulement car Monique Gallez et Paul Poels, amadoués par Roger Nols, votent en faveur des propositions de la majorité au conseil alors que Clerfayt et De Herde votent contre. Les deux conseillers dissidents seront alors exclus de la section FDF dans le courant de l’année 1989.
Le groupe FDF au conseil communal n’est donc plus représenté que par Bernard Clerfayt et Michel De Herde. Les membres actifs de leur section se comptent également sur les doigts d’une main. Cruelle période que celle de l’opposition.
Mais c’est bien dans l’opposition que se forgent les consciences, qu’émergent les nouvelles générations et disparaissent les carriéristes sans âme. L’opposition nettoie, épure, “l’opposition fait perdre la mauvaise graisse”, disait le coolsien Maurice Demolin.
Monique Gallez démissionnera de son siège quelques temps après et verra son suppléant revenir au sein du groupe FDF qui remonte à trois conseillers.
Le jeune échevin Jean-Pierre Van Gorp, élu au départ sur la liste NOLS, mais dont la politique d’ouverture envers les jeunes et les bas quartiers agace fortement Roger Nols, rejoindra le groupe FDF dans l’opposition après le retrait de ses attributions. Le groupe repasse alors à quatre conseillers. Ils mèneront en tandem avec l’indépendant Georges Verzin une opposition très agressive, dont les échos se feront ressentir bien au-delà du Conseil communal.
Un pied dans la porte
En 1994, la campagne communale est lancée dans une ambiance de bagarre générale: 17 listes s’affrontent, dont 9 en ordre de bataille: LB (Duriau), PRL, FDF, Ecolo, PS, PSC, IDS, FN et Vlaams Blok.
Les libéraux du PRL emmenés par Bernard Guillaume et les anciens compagnons de Nols conduits par Francis Duriau sont en guerre ouverte pour la conquête du Mayorat, ce sera l’un ou l’autre.
Candidat au pouvoir, le FDF avance ses pions avant les élections. Clerfayt rencontre Bernard Guillaume et Francis Duriau et leur annonce sa ligne rouge: le FDF ne s’alliera pas à celui qui reprendra Roger Nols sur sa liste.
Les libéraux, qui veulent absolument ravir le mayorat à Duriau, ne tiennent pas compte de l’avertissement et reprennent non seulement Roger Nols sur leur liste PRL, mais également les thèses de celui-ci, espérant en récupérer l’héritage. Et ils sont confiants: fédération PRL-FDF oblige, le FDF finira de suivre le PRL dans une future majorité. Terrible erreur.
Au soir des élections d’octobre 1994, la Liste du Bourgmestre de Duriau, avec 11 sièges, est premier devant le PRL de Guillaume et ses 9 sièges. Le FDF est l’autre grand gagnant avec ses 7 sièges.
La majorité se construit donc autour de l’axe Duriau-FDF auquel s’ajoute le PSC (4 élus) ainsi que le PS (4 élus). Les écolos, que Duriau avait en horreur, sont embarqués dans la majorité sur l’insistance des FDF qui rechignent à une trop courte majorité de 26 sièges.
Duriau, qui est reconduit comme bourgmestre, garde quatre échevins ainsi que la présidence du CPAS. Le PSC, Ecolo et les socialistes reçoivent un échevinat chacun.
Quant aux FDF, ils négocient trois échevinats: à Clerfayt l’urbanisme, l’environnement, la rénovation urbaine, le patrimoine et le tourisme, à Van Gorp le service population, l’état civil et les classes moyennes, et à Michel De Herde l’intégration sociale, la cohabitation/prévention ainsi que la jeunesse.
Durant cette législature, c’est le trio FDF Clerfayt-De Herde-Van Gorp qui occupera les devants de la scène. Leur style, leur énergie ainsi que la visibilité de leurs compétences feront des trois benjamins du Collège le trio du renouveau à Schaerbeek. Ils seront présents en force sur toutes les thématiques émergentes de l’époque: les animations dans les quartiers, la rénovation urbaine, la prévention ainsi que l’ouverture vers la jeunesse ou encore les différentes communautés issues de l’immigration.
Ils seront les premiers échevins à nouer le dialogue avec l’importante communauté marocaine de la commune, une communauté jusque-là ignorée, voir ostracisée par les responsables locaux. Un jeune militant de la section FDF, Said Benallel, les aidera à y faire leurs premiers pas. Ce dernier sera par la suite élu aux communales de 2000 et conservera, même après son départ de la commune, un rôle important auprès du trio.
Dans le sillage du fameux trio, un autre échevin se distingue: Etienne Noel. Lorsqu’il est choisi par sa section PSC, le futur échevin ne demande pas de compétences à ses partenaires: il veut créer son propre échevinat, celui de l’économie et de l’emploi. Il sera le premier échevin du pays à créer un échevinat dédié à ces matières.
Ce macro-économiste, passionné par les problématiques d’emploi dès le début des années 80, sera un précurseur dans nombres d’initiatives qu’imiteront ses collègues bruxellois: l’Agence locale pour l’emploi, les Ateliers de formation par le travail, le Guichet d’économie locale, ou encore les Ateliers de recherche active d’emploi (dont le concept sera même repris au niveau régional par l’ORBEM, ancêtre d’Actiris).
Arrivée du Duc
A l’aube des communales de 2000, le FDF local est sous la pression du parti: il doit accepter une alliance avec les libéraux à Schaerbeek dans le cadre de la fédération PRL-FDF. Clerfayt s’apprête donc à accepter le PRL dans une alliance à trois Duriau-FDF-Libéraux et à renvoyer le PSC, Ecolo et le PS dans l’opposition. Durian serait donc reconduit comme bourgmestre pour une dernière législature, le temps nécessaire à Clerfayt pour se profiler comme l’héritier en vue de la prise du Mayorat en 2006.
Mais voilà qu’en janvier 2000 le président de la fédération PRL-FDF-MCC, Daniel Ducarme, bourgmestre de Thuin, annonce lors des bons vœux bruxellois du PRL qu’il quitte Thuin pour soutenir les libéraux à Bruxelles, et à Schaerbeek en particulier.
Le plan de Clerfayt est chamboulé: l’équilibre avec les libéraux risque de basculer en faveur de ces derniers.
Les négociations pré-électorales durent près de six mois. Duriau veut garder six postes (bourgmestre, CPAS et quatre échevinats), le FDF est demandeur d’un échevinat supplémentaire en plus de ses trois postes et les libéraux en réclament également quatre (au lieu des deux restants).
Duriau, qui a une “dette d’honneur” vis-à-vis de ses échevins Paulet, Germain et Nimal, ne veut rien céder. Ducarme sortira d’ailleurs une réplique mémorable face aux deux seuls échevinats que daigne à lui concéder Duriau. Il lui répondra que quitte à laisser seulement deux maigres postes aux libéraux, autant prendre les cimetières et la coopération au développement. Le blocage est complet.
Clerfayt n’a à l’époque ni le charisme ni l’autorité d’un leader politique mais il en possède déjà une des facultés indispensables: l’instinct. Ce subtil mélange d’analyse et de ressenti, cette capacité à faire surgir, à la faveur d’un raisonnement éclair, d’une synthèse foudroyante, la décision qui s’impose.
Alors, quand son instinct lui dicte de mettre hors-jeux Duriau et de forcer sa chance vers le mayorat, il passe à l’action et conclut un deal périlleux avec Ducarme: une liste commune PRL-FDF. Périlleux pour sa position au sein du parti (Duriau est membre du FDF) et périlleux dans le fait de laisser entrer ce loup de Ducarme dans sa bergerie. Ducarme, sûr de ses plans, accepte.
L’accord de la liste commune PRL-FDF sera annoncé dans les bureaux de la maison communal le vendredi 23 juin 2000, dans le dos du bourgmestre Duriau ainsi qu’à la face d’un Olivier Maingain furieux de la mise à l’écart de Duriau et ignoré, seul, devant les portes closes de la pièce où se déroule la conférence de presse.
La liste PRL-FDF est donc conduite par Clerfayt, suivi de Bernard Guillaume et de Daniel Ducarme. Clerfayt est officiellement candidat-bourgmestre et Ducarme le confirme publiquement, du moins dans les mots.
Mais dans les intentions, il vise le mayorat suivant un plan concocté quelques semaines plus tôt.
A l’instar de la stratégie que mettra en place quelques mois plus tard le fameux Stephane de Lobkowicz à Uccle, Ducarme met en place un plan similaire afin de ravir le mayorat à Clerfayt. Son objectif est double: battre Clerfayt en nombre de voix de préférence et s’assurer une majorité de conseillers en sa faveur à l’aide d’un intense stemblok pro-libéral. De sorte qu’au soir des élections, il puisse mettre Clerfayt devant le fait accompli de par son score et se faire désigner bourgmestre par une majorité de fidèles conseillers.
Afin d’appuyer sa stratégie, il lance un grand mercato et réussira le transfert au PRL de deux conseillers PSC, de l’indépendant Georges Verzin ainsi que d’autres candidats au potentiel prometteur.
Il manquera ceux de Mustapha Ouezekhti et celui de l’écolo Mohamed El Arnouki (qui se ravisera après avoir donné son accord en échange d’une promesse d’échevinat à l’occasion d’une rencontre avec Ducarme au restaurant l’Antique, le tout dans une ambiance digne d’une mise en scène de Martin Scorsese)
Ducarme lance donc sa campagne en fanfare. Tirant la couverture à lui, il se profile comme l’homme providentiel, arpentant les rues de la commune suivi des caméras et inondant les boites aux lettres de courriers à sa gloire (et accessoirement financés par la rue de Naples).
Cette guerre des chefs au sein de la liste affaiblira la dynamique collective, brouillera le message et inspirera la confusion chez de nombreux électeurs. La liste obtiendra finalement 16 sièges au lieu des 20 espérés. Clerfayt obtient 2604 voix contre 2327 pour Ducarme. Le FDF décroche 7 sièges et le PRL 8. Reste un siège, celui d’Olivier Crasson, frère du footballeur Oliver Crasson, élu à la dernière place de la liste.
Ducarme lui fera des offres colossales afin de rejoindre les libéraux dans le but de faire définitivement pencher la balance à son profit. Mais rien n’y fait: Crasson, élu comme indépendant, tient à le rester. Aussi, il considère Clerfayt comme le plus légitime à être désigné bourgmestre.
C’est donc par la grâce d’un conseiller indépendant et d’une petite avance de moins de 300 voix que Clerfayt gagne sa course vers son premier mayorat. Ducarme doit s’incliner. Bernard Clerfayt est bourgmestre. Cette première grande victoire lui apporte l’assurance et la confiance qui lui manquaient. Elles ne le quitteront plus.
Ducarme, mis devant le fait accompli, et conformément au deal conclu avec Clerfayt, accepte les écolos comme partenaires.
Mais le Duc, qui entend attendrir les socialistes au gouvernement régional, mais aussi mener la vie dure à Clerfayt, fait des pieds et des mains pour faire entrer le PS dans la majorité. C’est le soir des négociations, à l’occasion d’une scène surréaliste, qu’il réussit à imposer le PS aux amarantes et aux écolos.
Les négociateurs sont donc tous là autour de la table lorsque Ducarme reçoit un coup de fil, c’est Elio Di Rupo: “salut Elio, félicitations pour ta majorité absolue (ndlr : à Mons). Dis, tu ne pourrais pas reprendre quand même Richard Miller dans ton Collège ? De mon côté je veux bien reprendre Hutchinson (PS) comme échevin à Schaerbeek. OK? Parfait!” Et il raccroche. Les négociateurs sont ébahis. Personne n’osera protester. Le PS est dans la majorité.
Le plus épatant dans cette scène, c’est que ce coup de fil était vraisemblablement fictif. Virtuose de l’esbroufe, seul Daniel Ducarme était capable d’un tel niveau de bluff.
Un coup de bluff à relativiser malgré tout: une majorité de 27 sièges eut de toute façon été un peu courte dans une commune rythmée par d’intenses périodes de mercato, d’où le consentement des négociateurs, mais un consentement qui n’enlève rien au caractère déroutant de la manœuvre du Duc.
Forcé donc de céder un poste d’échevin aux socialistes, le PRL-FDF n’a plus que 7 échevinats à se répartir. Un problème de partage se pose en conséquence entre le FDF et les libéraux. Chacun reçoit trois échevinats, reste le 7éme.
Clerfayt force alors la main de Ducarme de manière magistrale autour d’une bonne table à la “Cueva de Castilla.” Il lui présente ce poste d’échevin des finances comme important et insiste pour que ce soit Ducarme lui-même qui siège. Ils s’accordent alors sur le compromis suivant: soit le poste est pour Ducarme, soit il est pour un FDF.
Ducarme, qui ne peut cumuler son poste de député européen et de membre de l’exécutif d’une grande municipalité, accepte malgré tout. Il accepte, car il pense que cette règle d’incompatibilité sera bientôt supprimée au parlement fédéral.
En effet, les socialistes, sous l’impulsion de Claude Desama et Freddy Thielemans (qui désirent cumuler leur poste de député européen et de bourgmestre), ont déposé une proposition au parlement visant à supprimer cette incompatibilité. Ducarme le sait et il est confiant: il pourra lui aussi bientôt cumuler son poste de député européen et d’échevin des finances à Schaerbeek.
Les députés socialistes font donc un forcing acharné au parlement entre les élections d’octobre 2000 et l’installation des conseils communaux en janvier 2001 afin de faire passer la mesure, et ils sont soutenus par les réformateurs sur injonction de Ducarme.
Bernard Clerfayt, très au fait du climat en défaveur du cumul en Flandre, sentait depuis le départ que cette mesure ne passerait pas du côté flamand. Un vent favorable en provenance de la chaussée de Charleroi fera même parvenir les visées de Ducarme aux députés Vlaams Blok, qui rueront dans les brancards avant le vote en séance plénière.
Pris de peur, le peu de flamands encore favorables à la mesure finiront de voter contre. Bernard Clerfayt a gagné son pari: la proposition est rejetée en séance plénière malgré l’acharnement des socialistes et des réformateurs. Ducarme doit laisser le poste d’échevin au FDF. Habilité tactique on vous disait.
Grandes ambitions mais caisses vides
La nouvelle majorité se met alors au travail avec enthousiasme début 2001 et s’attelle à gérer un trou de 300 millions de francs dans les finances de la commune. Mais après un audit approfondi, c’est la douche froide: le déficit cumulé est en réalité de près de 900 millions. Le déficit de l’ancien hôpital et du CPAS ont été “camouflés” par l’équipe Duriau. Les sommes dues à l’hôpital et au CPAS n’ayant pas été prises en compte dans les précédents budgets, la commune est au bord du gouffre.
La gestion de l’hôpital lui-même était calamiteuse : le cadre du personnel avait été explosé par près de 150 engagements excédentaires, souvent issus de l’entourage du précédent bourgmestre lui-même. Autre élément, plus structurel: la clé de répartition de la dotation au fond des communes façonnée par Picqué et Moureaux fin des années 80 a favorisé les communes socialistes au détriment de Schaerbeek, encore commune nolsiste à cette époque.
L’impôt prélevé à Schaerbeek était lui aussi nettement insuffisant au regard de la capacité contributive de ses habitants, ainsi que de son activité économique et commerciale.
Le bourgmestre doit laisser ses projets au frigo et se lance alors dans une opération de réduction des coûts mais celle-ci s’avère insuffisante: les libéraux bloquent au niveau des impôts, les socialistes au niveau du personnel et les écolos au niveau des politiques sociales. Seulement 50 millions de francs sont trouvés et le premier projet de redressement est refusé par la tutelle régionale.
Clerfayt frappe à toutes les portes: Ducarme se dit impuissant et le ministre-président de Donnea ne trouve pas d’intérêt à aider Schaerbeek, fusse-t-elle commune dirigée par l’allié FDF.
En mai 2002 le receveur communal vient voir Clerfayt et lui annonce la catastrophe tant redoutée: il n’y a plus de rentrée d’argent et toutes les lignes de crédit sont épuisées. Il reste à peine de quoi payer les salaires des fonctionnaires et les factures des fournisseurs pour la fin du mois. Schaerbeek, en faillite virtuelle, est aux soins intensifs. Il ne lui reste qu’un mois à vivre.
Au pied du mur, Clerfayt décide alors de passer outre les réticences de ses partenaires et leur impose un plan de redressement drastique négocié avec la Région, une véritable thérapie de choc: hausse d’impôts, réduction du personnel, des frais de fonctionnement, des activités et des animations, le tout dans l’espoir d’un refinancement de la Région Bruxelloise.
Le lobbying de Daniel Ducarme et Alain Hutchinson sera d’un apport déterminant dans la mise en place de ce plan de sauvetage. Ce fameux plan, au final pas aussi douloureux qu’il n’y parait, comporte des mesures complexes. Les écolos qui, tout simplement ne le comprennent pas, décident, tout comme le PS, de s’abstenir.
Le plan est voté en urgence et passe sur le fil avec 16 “oui”, 13 “non” et près de 18 abstentions (dont Ecolo et le PS). Clerfayt obtient son refinancement et peut sauver sa commune.
Le plan donnera lieu les années suivantes à l’annonce d’un grand nombre de mauvaises nouvelles. Elles seront, faute de combattants au Collège, annoncées par Clerfayt lui-même.
Ses échevins, dont certains digèrent mal la cure d’austérité imposée à leur département, le soutiennent à peine. Son image publique, déjà terne, se dégrade : il est non seulement ce jeune technocrate qui a expulsé le sympathique docteur Duriau, papy bienveillant à la belle barbe blanche, mais aussi celui qui n’a dans sa hotte qu’impôts, taxes, sang et larmes.
Du coup, son score électoral, tant aux fédérales de 2003 qu’aux régionales en 2004, n’a de cesse de plonger sur Schaerbeek. Ses adversaires et autres challengers commencent à aiguiser leurs lames, prêts à frapper avant même l’arrivée à l’abattoir.
Même ses fidèles lieutenants le lâchent: Van Gorp, décidé à quitter le navire, prend langue avec le PS et Michel De Herde tente de son côté un glissement furtif au PRL (surtout motivé par une meilleure visibilité au niveau de la liste PRL-FDF aux régionales de 2004 que par une logique de rivalité face à Clerfayt, du moins à court terme).
Laurette
Mais les efforts de Clerfayt portent leurs fruits: le budget de la commune est à l’équilibre fin 2005 et les progrès réalisés au niveau de la rénovation urbaine, de la propreté et surtout de la sécurité se font ressentir par la population. Il s’offrira même le luxe d’une minuscule mais ô combien symbolique baisse de l’impôt des personnes physiques.
Son image politique se redresse alors lentement mais surement, il peut dès lors préparer les communales de 2006 dans la sérénité. Mais c’est sans compter sur le plan de Philippe Moureaux qui, en coulisse, met en branle sa stratégie de conquête de Schaerbeek.
En l’espace de quelques mois, Clerfayt voit débarquer la femme politique la plus puissante de l’ère moderne du pays flanquée d’une armada de conseillers et assiste, impuissant, au départ chez l’ennemie de son numéro deux et homme de terrain, Jean-Pierre Van Gorp.
Pour finir, il apprend l’existence d’un pré-accord entre le PS-Ecolo et le cdH.
Les petites rivalités laissent alors la place à l’exigence de rassemblement et l’union sacrée face à l’envahisseur se met en place autour du bourgmestre.
Laurette Onkelinx, sûre de sa force, se déclare candidate-bourgmestre. Elle présente sa venue comme une aubaine pour les habitants, promettant à Schaerbeek le bonheur et la prospérité par la seule force de son pouvoir et de ses relais. Le passage de Van Gorp au PS, ressenti comme une haute trahison, finit d’exacerber les tensions et sonne le début d’une campagne violente et hyper-médiatisée autour du duel Clerfayt – Onkelinx.
Le bourgmestre et ses troupes, qui n’ont alors plus rien à perdre, se lanceront à corps perdu dans la bataille.
Ils mèneront une campagne d’un niveau rarement atteint en termes de présence et d’application sur le terrain. Beaucoup feront leurs armes à l’occasion de cette campagne mémorable.
Clerfayt lui-même, malgré son importante expérience électorale, dira souvent par la suite que c’est à l’occasion des communales de 2006 qu’il aura réellement appris à faire campagne: il serrera toutes les mains, embrassera jusqu’à l’étreinte toutes les mamys, les accompagnant dans des balades en bus ou en bateau-mouche au fin fond de la Wallonie, ira disputer des rencontres de mini-foot avec les jeunes dans les quartiers, assistera à quantité de matchs dans les cafés, fera le tour de tous les lieux de culte, de tous les commerces, de toutes les activités susceptibles de rassembler ne serait-ce qu’une poignée d’électeurs.
De leur côté, Etienne Noel et Michel De Herde seront à la manœuvre lors des différentes embuscades et autres opérations destinées à infliger des dégâts aux socialistes, tant sur le terrain que dans les médias.
La cour des grands
Absorbé par les négociations et la célébration de sa victoire en compagnie de ses proches, le bourgmestre ne mesure pas encore l’ampleur de l’onde de choc médiatique provoquée par sa victoire ni le niveau de sympathie que son exploit a suscité dans tout le pays.
Ce n’est que le lendemain matin, arpentant les quelques rues qui le sépare de son libraire, qu’il réalise toute l’étendue de sa soudaine popularité: les voitures klaxonnent, les gens traversent la rue pour lui serrer la main, d’autres pour l’embrasser. Cela durera des semaines. Il est alors aux anges: il a construit sa légende, rien ne peut lui arriver et surtout, tout devient possible.
Il réalise que sa victoire contre l’une des personnalités les plus clivantes du pays le propulse à un niveau de popularité sur lequel il peut s’appuyer pour élargir son horizon politique, et son pouvoir.
L’année suivante il fait son entrée au gouvernement fédéral comme Secrétaire d’Etat aux Finances après un score de plus de 19.800 voix.
Il bénéficiera d’une certaine visibilité médiatique dans le sillage de la crise financière de 2008 et finira son mandat fin 2011 sur un bilan honnête, dont la déclaration pré-remplie, la levée du secret bancaire et le prêt vert constitueront les mesures phares.
Il quittera le parlement fédéral en 2014 après une activité parlementaire non négligeable, notamment au sein des commissions de l’Intérieur, du budget et des finances (avec une proposition de loi pour un meilleur financement de Bruxelles et une autre pour celui du SIAMU).
Au niveau du parlement bruxellois, où il fait son retour à l’été 2014, il aura surtout été présent sur les matières urbanistiques et budgétaires avec notamment l’obtention d’une nouvelle clé de répartition de la dotation régionale qui, jusqu’alors, demeurait au désavantage de Schaerbeek.
A l’étroit
Ses activités parlementaires et ministérielles furent jusqu’ici accomplies de manière correcte mais sans doute aussi un peu trop modeste au regard du tremplin que représentait son triomphe de 2006. L’homme aurait sans doute pu mieux utiliser les différentes tribunes offertes depuis son éclatante victoire contre Onkelinx afin de s’installer durablement dans le haut du hit-parade des hommes politiques francophones du pays.
Les raisons de cette impossibilité à réellement décoller sont multiples : il y a d’abord la dimension étriquée de son poste de Secrétaire d’Etat mais aussi un manque de profils vigoureux dans son entourage qui lui auraient permis d’intervenir et de sortir sur bien plus de débats et de thématiques.
Mais surtout, il y a l’étroitesse de sa formation politique et l’espace considérable occupé par son président de parti, Olivier Maingain.
Ce dernier élément bride sérieusement toute possibilité pour Clerfayt de disposer d’un espace suffisant afin de construire sa marque médiatique ou encore une véritable tendance au sein de Défi.
La rivalité Maingain-Clerfayt, c’est une rivalité “soft”, qui ne les a jamais poussé à une réelle confrontation tant leurs intérêts respectifs ont très souvent convergé, les incitant plus souvent à diriger leurs bateaux dans la même direction qu’à se faire face frontalement.
Cette rivalité, c’est surtout celle de deux tempéraments, voire même de deux manières d’interpréter le monde. Ces deux-là partagent même quelques aspects de la fameuse rivalité José Mourinho – Pep Guardiola.
Le parallèle est même frappant: Mourinho et Guardiola ont commencé ensemble au FC Barcelone, mais Mourinho a dû se construire en dehors du club et c’est Guardiola qui a repris l’héritage et qui continue de le porter.
De leur côté, Clerfayt et Maingain ont commencé ensemble au FDF, mais Clerfayt a dû se construire en dehors du parti et c’est Maingain qui a repris l’héritage et qui continue de le porter.
Comme Mourinho, seul compte pour Clerfayt la victoire, qu’importe le style. Et comme Guardiola, seul compte pour Maingain ses certitudes, qu’importe le résultat.
À peine le bourgmestre de Schaerbeek s’est-il déclaré candidat qu’Olivier Maingain s’est-il chargé de lui envoyer “dans les pattes” un autre candidat de la puissante section d’Auderghem.
En empêchant la dualisation du débat et en éparpillant les votes, Maingain a privé Clerfayt d’une occasion de se poser comme véritable alternative face à lui.
La manœuvre de Maingain apparaîtra d’ailleurs de manière évidente lors du débat entre les trois candidats organisé en février 2015 par le journal Le Soir. L’aspect fictif de la candidature de Christophe Magdalijns paraîtra criant. Les difficultés de ce dernier à justifier sa propre candidature au travers de ses motivations ou encore de son “programme” finiront de donner une dimension risible au débat.
Un mandataire Défi donne d’autres éléments de réponses: “Trop occupé à Schaerbeek, il ne s’est jamais intéressé au parti. Du coup il n’a pas une connaissance très fine de ses rouages et de ses acteurs, et Maingain est nettement au-dessus en terme de flaire et de vista.”
Un autre relève son caractère individualiste: “C’est un mec talentueux mais je ne lui confierai pas les rennes du parti. Un peu comme ce fiston, certes doué, mais à qui on ne confierait pas la gestion de l’héritage familiale. Il risque de l’utiliser à son profit, certes brillamment, mais il le dilapidera.”
Un député libéral voit plutôt une erreur de casting : “c’est un socio-démocrate, libéral sur les questions éthiques et économiques, bilingue, modéré sur les questions communautaires et ouvert aux minorités, le candidat du consensus parfait pour une ministre-présidence d’une région comme Bruxelles, mais il est dans le mauvais parti.”
Clerfayt au MR? Des rumeurs, sans doute fondées, ont fait état de discussions entre Clerfayt et Chastel en 2014 mais peu y ont cru. Une simple manœuvre pour contraindre Maingain à un partage du pouvoir à un moment où sa marginalisation avait atteint un niveau dangereux du côté de l’appareil du parti? Probable.
“Clerfayt au MR?, impossible” rétorque Georges Verzin, qui explique: “Il voue une telle dévotion à son père que je suis convaincu que tant que ce dernier est là, il n’osera jamais quitter son parti.”
Ses adversaires évoquent aussi un manque d’empathie dans son chef. Lorsque l’on évoque son intelligence émotionnelle, eux y préfèrent un synonyme moins glorieux: calculateur. Ils le décrivent comme froid, voir méprisant et imputent le départ de Jean-Pierre Van Gorp et le “glissement” avorté de Michel De Herde à ce dédain dont il ferait parfois preuve à l’égard de ceux qu’il côtoie au quotidien.
2012 bétonnée
Pour les élections communales de 2012, les choses se passeront de manière moins compliquée pour le bourgmestre. Le divorce entre amarantes et libéraux sera une occasion pour Onkelinx d’envisager une alliance entre socialistes et libéraux afin de détrôner Clerfayt mais là encore, les injonctions de Charles Michel à présenter une liste MR distincte ne seront suivies que par la moitié du groupe libéral.
Clerfayt compensera le départ d’une partie des libéraux en ouvrant sa majorité au cdH et pliera le match à la mi-temps à l’aide d’un pré-accord public. Là encore, les pressions d’Onkelinx sur Milquet, insuffisantes et tardives, afin d’empêcher le cdH de s’engager avec le bourgmestre n’y pourront rien.
La soirée électorale se passera au calme, sans surprise, autour d’un buffet dressé pour les trois partenaires réunis dans un bâtiment de la rue des Palais.
Clerfayt gagnera son troisième titre sur du velours et s’offrira un “Clerfayt Superstar” dans la presse écrite le lendemain. Le MR, le PTB et, une fois de plus, le PS sont envoyés dans l’opposition.
2019
L’année 2018 s’annonce confortable pour le bourgmestre. Il est plus que jamais au centre du jeu en vue d’un quatrième mandat à la tête de sa commune mais le réel enjeu est ailleurs.
Au moment de l’installation des nouveaux conseils communaux début 2019, toutes les têtes seront tournées vers les régionales et les fédérales de mai. Toute la question sera alors de savoir dans quel sens Défi utilisera le levier communal bruxellois afin de garantir sa présence dans une future majorité régionale.
Maingain semble parti pour imbriquer les enjeux des négociations autour des deux scrutins afin de garantir une présence de Défi à tous les niveaux de pouvoir. Faire alors monter les socialistes à Schaerbeek, et ailleurs, participerait à cette logique d’une alliance PS-Défi-Ecolo en Région Bruxelloise.
Et ceci tout juste 35 ans après un certain Georges Clerfayt.