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Schaerbeek 2006: Le pré-accord

Tout le succès d’une opération réside dans sa préparation
Sun Tzu, l’Art de la guerre.

Vendredi 6 octobre 2006. Philippe Moureaux sort du plateau de Télé-Bruxelles. Il est perplexe. Parmi les invités venus débattre deux jours avant les élections communales, Isabelle Durant lui a laissé une impression des plus inquiétantes: il a de sérieux doutes sur la loyauté de la sénatrice à l’égard de son engagement. Plus précisément celui de l’accord secret signé le 28 septembre 2005 entre Laurette Onkelinx, Isabelle Durant et Denis Grimberghs qui prévoit que “les soussignés s’engagent à former une coalition de progrès en vue de la gestion de la commune de Schaerbeek pour la législature 2007-2012”. Autrement dit à planter un olivier sur la cité des ânes. En échange, le PS et le cdH s’engagent à maintenir les troupes d’Henri Simons dans la majorité à Bruxelles-Ville. L’accord est parrainé par lui-même, Henri Simons et Joëlle Milquet qui, en amont, s’engagent à pousser à la formation de coalitions du même type dans un maximum de communes bruxelloises.

  • Philippe Moureaux
À cette époque, c’est le puissant patron de la fédération bruxelloise qui nouait et dénouait nombre de majorités politiques dans la capitale

Le plan de conquête
Philippe Moureaux examinait depuis 2003 l’hypothèse d’un “coup” sur Schaerbeek: les socialistes y réalisent prés de 30% des voix à l’occasion des élections régionales et fédérales mais végètent à 10% lors des communales. Pour le patron des socialistes bruxellois, Schaerbeek est une commune acquise aux socialistes mais son parti y est sous-représenté. Il faut dès lors corriger cette anomalie. Mais ce dont il a besoin, c’est d’un grand format pour mener la liste et d’un pré-accord en béton.
Son choix se porte sur Laurette Onkelinx mais la vice-première n’est pas séduite par le challenge schaerbeekois: elle reste marquée par son passage éprouvant à la section de Bruxelles-ville et par le trauma des intrigues locales en région liégeoise. Son mari n’est pas non plus d’un enthousiasme absolu à s’installer dans une commune dont il conserve quelques préjugés. Elle hésitera près d’un an avant qu’un événement inattendu ne fasse sauter ses réticences, et par de là renforcer la détermination de Moureaux: Jean-Pierre Van Gorp.
Le populaire échevin FDF de Schaerbeek, abattu d’être passé à quelques voix du siège de député bruxellois en 2004 (élu la nuit puis battu sur le fil au réveil après le décompte des dernières voix du sud-ouest bruxellois -dégâts collatéraux du Prince de Lobkowicz- au profit de son propre collègue socialiste au Collège Mohamed Lahalali), déprimé par le climat autour de la démission de Daniel Ducarme, des mesures impopulaires d’assainissement et conscient du bouleversement sociologique en faveur de la gauche à Schaerbeek se décide, sur les conseils d’Amina Derbaki (passée elle aussi, et avec succès, du FDF au PS), à aller voir le chef des socialistes bruxellois.
Van Gorp se présente alors à Moureaux, fait part de son mal-être au FDF, de ses convictions d’homme proche du peuple, décrivant un Clerfayt technocrate et bourgmestre impopulaire en perte de vitesse. Il lui fait part de sa volonté d’adhérer au PS et propose ses services dans l’optique d’une stratégie gagnante sur Schaerbeek. Moureaux accueille l’offre favorablement, suggérant à Van Gorp de le laisser manœuvrer dans l’attente de nouvelles instructions.

Alors commencent les manœuvres: Alain Hutchinson poussé hors de Schaerbeek, Laurette Onkelinx peut s’atteler à préparer sa venue au milieu d’une section acquise à sa cause avec, dans ses cartons, un accord en béton ainsi qu’un transfuge populaire piqué au camp d’en face. La prise de Schaerbeek semble acquise. Tellement acquise qu’une certaine Catherine Moureaux choisira à ce moment-là Schaerbeek comme rampe de lancement de sa carrière politique.

Un accord en béton armé donc, ficelé par des dirigeants parmi les plus influents du moment: Laurette Onkelinx, vice-première ministre, ministre de la Justice, est à l’apogée de sa popularité et de son pouvoir, Isabelle Durant, sénatrice, est à la tête d’Ecolo (en tandem avec Jean-Michel Javaux) et enfin Denis Grimberghs est un des piliers du cdH. Les parrains ne sont pas en reste puisqu’il s’agit de la présidente du cdH, du patron du PS bruxellois et du chef de file des écolos dans la plus importante commune de la capitale.
Onkelinx, Moureaux, Milquet, Durant, Grimberghs, Simons: ce n’est pas une équipe de sympathiques négociateurs, c’est un peloton d’exécution. Et le condamné qu’ils se chargent d’attacher au poteau par cet accord, c’est Bernard Clerfayt, bourgmestre de Schaerbeek.
Et bien qu’ils ne soient pas novices – la plupart ont déjà quelques assassinats à leur actifs – ils décident de s’y mettre à six. Autant dire que la victime n’a aucune chance. Et pour ajouter au malheur du bourgmestre, l’échevin Jean-Pierre Van Gorp, le populaire numéro deux, qui le talonnait déjà de moins de 300 voix en 2000, finit de rejoindre l’équipe d’Onkelinx à six mois du scrutin.

Briser le maillon faible
La venue d’Onkelinx se confirme au printemps 2005 et fin de l’automne, Clerfayt acquiert la certitude d’un pré-accord contre lui. Il comprend très vite la nécessite de s’attaquer au maillon faible de l’accord qu’est Ecolo: il fera tout pour séduire les verts, tant sur les idées que sur le feeling.
A cette époque, Schaerbeek sort de cinq années éprouvantes faites de sacrifices, de restrictions et de hausses d’impôts, mais le bilan est perçu comme positif notamment grâce au retour à l’équilibre budgétaire, mais surtout aux trois seuls postes sur lesquels le bourgmestre n’a pas voulu faire d’économies, des postes dont les réalisations sont visibles par la population: la sécurité, la propreté et la rénovation urbaine. Malgré de terribles coupes budgétaires à presque tous les niveaux et les hausses d’impôts, les habitants ont globalement le sentiment que la commune s’améliore, s’embellie, paraît aussi plus propre et plus sûre. Arrive enfin sur la table un cadeau de 10 millions d’euros quasi “tombé du ciel”: les “restes” non dépensés de la dotation allouée ces 4 dernières années par la commune à la zone de police.
L’année électorale se profilant, chaque échevin revendique alors une part du gâteau afin de satisfaire son pré carré en vue des élections, mais Clerfayt réunit ses échevins et leur annonce qu’il n’en sera rien. Un Échevin raconte: “Il nous a réunis et nous a dit: “les amis, ne demandez pas de l’argent pour vous, ça ne sert à rien. Nous allons faire des cadeaux à Ecolo. Tout ce qu’ils veulent, ils l’auront: pistes cyclables, espaces verts, subsides aux comités et fêtes de quartiers, aux activités pour les jeunes, etc.” Et ce fut une très bonne idée: les échevins Ecolo, avec un bon bilan de fin de mandat grâce à nos cadeaux, étaient ravis, sans parler de leurs militants que nous traitions tout à coup avec beaucoup d’égards.

Le bourgmestre de Schaerbeek ne lésinera sur aucun moyen pour séduire les verts

Les relations se réchauffent à un point tel qu’à quelques mois de la campagne il se dégage une majorité de mandataires et de militants verts en faveur d’une alliance avec Clerfayt. Mais il reste l’accord, et il doit être respecté. Isabelle Durant rencontre plusieurs fois Clerfayt au printemps 2006 et cette dernière lui laisse entrevoir un espoir: si l’olivier est “trop court”, il a ses chances, sans plus.
“Trop court” signifie moins de 26 sièges sur 47. En d’autres mots, la Liste du Bourgmestre devra réaliser pas moins de 40% des voix pour espérer un blocage, du jamais-vu depuis l’ère Nols, et de surcroît face à des calibres d’envergure nationale comme Onkelinx et Durant. Autant dire mission impossible, du moins sur le papier.

Le départ de Van Gorp
Mars 2006, à six mois du scrutin, Jean-Pierre Van Gorp annonce donc son passage au PS. La rumeur courait depuis septembre 2005. Bernard Clerfayt, longtemps dans le doute, voyait ses craintes se renforcer depuis l’hiver: son échevin, d’habitude volubile et plein d’idées, restait muet ou se dérobait lorsqu’il l’interrogeait sur la stratégie électorale, sa place sur la liste ou encore ses futurs compétences.
C’est la veille de l’annonce qu’un coup de fil d’une source fiable (ndlr: le président d’une composante de l’action commune socialiste) informe l’équipe du bourgmestre du passage de Van Gorp au PS.
S’ensuivront 24 heures durant lesquelles Clerfayt tentera, sans succès, de joindre son échevin. N’en pouvant plus, il prendra sa voiture et se rendra au domicile de celui-ci. Van Gorp annoncera la nouvelle au bourgmestre qui, catastrophé, l’implorera de revenir sur sa décision. Mais il est trop tard: Van Gorp a déjà négocié tous les détails de son transfert et donné une interview à la Capitale (qui en fera sa première page le lendemain).
Un membre de la garde rapprochée de l’échevin, présent ce soir-là, se souvient: “Nous étions chez Jean-Pierre quand Clerfayt est arrivé. Nous pouvions tout entendre de la pièce d’à côté: Clerfayt le suppliait de revenir, invoquant le passé et leur amitié. Je n’avais jamais entendu le bourgmestre, en général très imbu de lui-même, se découvrir et implorer quelqu’un à ce point“. Rien n’y fait: Van Gorp ne bronchera pas. Il ajoute: “A partir de ce moment-là, Clerfayt est devenu un autre homme, son attitude, son regard même, ont changé“.
En effet, le bourgmestre sortira de cette entrevue comme transfiguré par cette trahison. Ce soir-là, il aura été mis dans une situation dans laquelle il ne faut jamais mettre un homme: celle de n’avoir plus rien à perdre.


La défaite inéluctable

Après l’annonce du départ de son numéro deux, le bourgmestre réunira ses échevins et son cercle proche. Dans une atmosphère d’une intense gravité, il aura pour eux des mots très forts. Les mots que l’on a pour des hommes, certes condamnés, mais à qui l’on réclame un ultime sacrifice pour la dernière bataille. Il leur expliquera que l’intensité, le dévouement et la noblesse que chacun mettra dans cette lutte donneront du sens et feront honneur à leurs valeurs ainsi qu’au travail accompli en faveur des habitants et de leur commune. Et qui sait? Peut-être pourront-ils écrire le mythe d’une victoire hors de portée.
Un échevin raconte: “Nous avons lancé cette campagne comme un baroud d’honneur, avec l’énergie du désespoir mais en même temps avec un énorme enthousiasme. Notre récompense était déjà en quelque sorte dans cette lutte de David contre Goliath. Peu importe l’issue, nous avions compris que notre victoire serait dans notre campagne“. Il ajoute, non sans une pointe de lyrisme: “En dépit de la défaite annoncée, c’est dans cette traversée, dans l’ivresse de cette bataille, que l’on avait décidé de trouver notre joie“.
Marcelo Bielsa disait: “Dans la vie on peut gagner ou perdre, mais l’important reste la noblesse des recours utilisés, l’important c’est le cheminement, la dignité avec laquelle on parcourt ce sentier dans la recherche de nos objectifs“. Pour Clerfayt et ses troupes, il est évident à ce moment-là que la seule certitude réside dans cet insurmontable sentier au milieu duquel ils devront livrer un homérique combat électoral, un combat de révolte contre un destin imposé par une redoutable coalition.
Bernard Clerfayt termine: “Nous étions motivés, gonflés à bloc, mais en même temps très zen. Débarrassés de toute pression, nous n’avions plus rien à perdre. Nous avions même déjà perdu. Nous ne pouvions que gagner“.

Adnan Bel Khatir

La suite ici: Schaerbeek 2006: La bataille